Quel est ce « tableau clinique » selon l’expression médicale consacrée ? Il associe un ensemble de symptômes comprenant selon l’âge (Bossière, 2017): 1) un retard de communication et de langage qui devient patent vers 18-30 mois mais qui est souvent précédé d’une réduction du nombre de mots prononcés, de l’apparition d’un pseudo-langage (répétition en écho de mots anglais, de chiffres…) ou d’une prosodie particulière, mécanique; 2) un centrage d’intérêt de plus en plus exclusif à la maison sur les écrans; 3) en dehors des écrans, une absence de recherche d’interaction avec le parent contrairement à ce qui est habituel à cet âge, ce désintérêt pouvant aller jusqu’à un refus de la relation avec détournement du visage ; 4) une absence d’intérêt pour les jeux correspondant à l’âge, en particulier les jeux de construction ou de « faire semblant » ; 5) des activités spontanées pauvres et répétitives: alignement de petites voitures, objets passés devant les yeux; 6) pour les plus âgés, une difficulté de contact avec les autres enfants; 7) des comportements d’allure agressive : objets, jouets jetés à travers la pièce, feuilles déchirées; 8) une agitation et une instabilité d’attention constante; 9) une maladresse dans l’exploration fine, dans les jeux d’encastrement, les puzzles devenant évidente vers 18-20 mois.
Chaque enfant ne présente pas la totalité de ces symptômes mais certains sont quasi constants (intérêt exclusif pour l’écran, trouble de l’attention, retard de langage)… La vidéo postée sur YouTube par l’un d’entre nous (Ducanda : YouTube, le 1er mars 2017) illustre bien ces manifestations symptomatiques retrouvées par de nombreux autres cliniciens. Si ces observations concernent toutes les couches de la population sans exception, pas seulement les familles très «branchées ».
L’exposition précoce et excessive aux écrans (EPEE) : un nouveau syndrome 121 aussi fréquentes dans les populations fragilisées et vulnérables, en situation de grande précarité. Très souvent un écran est donné aux enfants très jeunes avec l’espoir que cela stimulera son développement, facilitera ses apprentissages ou son intégration dans la langue et la culture françaises… Nous ne nous étendrons pas sur ce point mais il est hélas fondamental car les populations vulnérables sont souvent les plus exposées à ce type de risque. Notons que dans les populations dites « favorisées» bien au fait des connaissances actuelles, le danger de l’exposition aux écrans est mieux repéré… Ce sont donc souvent les enfants des populations les plus à risque qui « payent le prix » de cette surexposition, même si les populations fragilisées n’en ont pas l’exclusivité. Cet impact sur les « tout-petits » est assez récent car l’envahissement de la vie quotidienne par les divers écrans a commencé vers 2007-2008 et son retentissement sur les tout-petits remonte aux années 2012-2013. En effet, il convient de reconnaitre que l’exposition aux écrans chez les tout-petits (moins de 3-4 ans : il ne sera question ici que de cette tranche d’âge) est un phénomène nouveau et que cette exposition s’est rapidement et massivement amplifiée du fait de la multiplication des écrans (ordinateur, télévision) mais surtout celle des écrans nomades que par définition on emporte en permanence partout (smartphone, tablette, petite console de jeux). Ils sont proposés aux enfants dès le plus jeune âge puis régulièrement prêtés par les parents ou les frères et sœurs aînés. À tout moment dans la vie quotidienne, pour jouer avec certes, mais aussi dans les magasins, les salles d’attente, la voiture, les transports et même lors du repas ou de l’endormissement, l’écran est devant les yeux du tout-petit au point que, pour certains, il devient un « compagnon de vie » quasi permanent… Le temps passé à regarder un écran peut vite devenir considérable et représenter une part non négligeable du temps d’éveil de ces très jeunes enfants. Devant ces écrans, tous les enfants sans exception sont hypnotisés, ne bougeant plus, ne réclamant plus, ne protestant plus. On peut dire que, devant son écran, le petit enfant semble littéralement « retiré du monde ». Il l’est de deux façons : active, il se retire lui-même du monde ; passive, il est « retiré du monde» par le pouvoir captateur de l’écran. Regardons un petit enfant (9-12 mois) avec une tablette devant lui : son corps est immobile, ses yeux grands ouverts et le bas de son visage le plus souvent inexpressif, voire figé. Devant son écran il devient soudain « sage comme une image » mais précisément les enfants ne sont pas des images. Cet enfant ressemble étrangement aux tout-petits de 2 mois qui regardent en différé le visage maternel non synchronisé, comme l’un d’entre nous l’a observé dans un travail de recherche avec Jaqueline Nadel (Marcelli, et al., 1997). Entre 6-8 mois et 3-4 ans cet envahissement est particulièrement grave car cette tranche d’âge correspond à la période d’émergence de la capacité d’attention, à l’exploration/manipulation des objets, au développement des interactions synchronisées puis du langage, enfin à la période dite de « référence sociale », lignées développementales que l’exposition excessive risque d’entraver. Nous avançons ici quelques hypothèses sur cette « perturbation environnementale et développementale » de l’exposition précoce et excessive aux écrans, hypothèses qui rejoignent celles que Sigman a lui aussi mises en avant (Sigman, 2017).